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L’ŒIL
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5 avril 2020

Le monde à l’envers

Tout bascula si vite que personne n’eut le temps de se préparer à un tel évènement. Nos certitudes d’êtres civilisés s’effacèrent derrière notre instinct de survie, reléguant de la sorte toute réaction réfléchie au grenier – déjà fort encombré – des illusions perdues.

Cette fin tragique débuta de façon bien étrange, au cours d’une journée apparemment banale, avec l’apparition soudaine et inexpliquée sur toutes les chaînes de télévision du monde entier d’un homme au regard et à l’allure mystiques. Son allocution fut très brève, ce qui déconcerta l’ensemble des téléspectateurs de la planète qui l’entendirent chacun dans leur langue maternelle au même instant, mais ses paroles furent plus surprenantes encore. L’homme se contenta en effet de dire qu’il était âgé de trente-trois ans et que le temps était venu pour les premiers de devenir les derniers, avant de disparaître et de laisser toutes les chaînes reprendre la diffusion de leurs programmes habituels à l’endroit même où chaque émission avait été interrompue. Évidemment, des centaines de flashes spéciaux se mirent à fleurir sur les ondes dans les minutes qui suivirent où hommes politiques, religieux et experts en tous genres tentèrent vainement de comprendre et d’expliquer la situation. Le phénomène avait certes de quoi étonner puisque, techniquement parlant, il était normalement impossible de le mettre en œuvre au niveau mondial avec une telle perfection !

L’ampleur de l’évènement grandit encore lorsque tous les médias – dans un souci fort louable d’audience démesurée – firent sans hésiter le parallèle entre ce phénomène et le fait que tout ceci se produisait un vendredi 13, au moment même où toutes les planètes du système solaire se trouvaient dans une configuration extrêmement rare appelée « La Grande Conjonction ». Par ailleurs, ce phénomène correspondait en tout point aux prédictions combinées de Nostradamus et d’Élizabeth Fessier, solennellement annoncées dans un ouvrage que cette dernière avait publié il y a trente ans et dont les résultats ne pouvaient être compris et vérifiés qu’après coup, avec une marge d’erreur de plus ou moins cinquante ans. Indubitablement, tout ceci donnait à réfléchir…

Les choses en seraient peut-être restées là si d’incroyables rebondissements n’avaient pas eu lieu dès le lendemain. En effet, le monde entier découvrit avec stupéfaction que de grandes figures internationales avaient soudainement décidé de tout abandonner, apparemment sans raison valable. Ce fut le cas de l’homme le plus riche du monde, Bill Doors, fondateur de Macrosoft, qui annonça dans la matinée qu’il se séparait d’une traite de toute sa fortune; ce fut le cas du trafiquant de drogue le plus recherché au monde qui, de sa Colombie paisible, annonça qu’il arrêtait tout pour devenir ermite dans la forêt amazonienne; ce fut le cas d’un puissant dictateur en Afrique qui annonça des élections libres sous peu dans son pays avant de s’exiler sans la moindre pression extérieure pour entamer, pieds nus, une longue marche à travers tout le continent, dans l’espoir de promouvoir la paix. Lorsque le monde entier apprit dans la soirée qu’en France le nouveau Président de la République avait démissionné de ses récentes fonctions pour aller méditer au Tibet sur la valeur du Pouvoir et de l’Ambition en général, ce fut le coup de grâce ! Quelque chose avait vraiment changé ! Pour les médias, tout était lié aux évènements de la veille : il suffisait de ne pas y réfléchir – comme à leur habitude – pour en avoir la certitude. Dès lors, le monde entier fut confronté à cette seule annonce : « C’est officiel ! Les premiers seront les derniers ! »

Les conséquences d’une telle affirmation au niveau mondial furent évidemment dramatiques, mais comment aurait-il pu en être autrement ? L’homme moderne ne réfléchit pas, il ressent. Tout ceci ne pouvait donc aboutir qu’à une immense catastrophe.

Que se passa-t-il exactement ? De la façon la plus simple et la plus logique du monde, les premiers mirent tout en œuvre pour devenir les derniers et tenter ainsi de sauver leur peau. Comme de nombreux domaines très différents les uns des autres se trouvaient concernés par ce renversement de situation, les conséquences ne furent pas forcément les mêmes pour chacun d’entre eux.

On constata par exemple qu’en matière d’intelligence et de culture, pratiquement rien ne changea. Ceci ne surprit d’ailleurs personne puisque cela faisait longtemps que le monde se chargeait d’engendrer des derniers en masse et d’ériger la bêtise en référence absolue.

En revanche, les conséquences de ce phénomène étrange sur le plan économique furent dévastatrices : du jour au lendemain, l’argent perdit sa valeur aux yeux du monde ! Toute forme d’opulence devint subitement un fardeau colossal dont il fallait se débarrasser au plus vite pour avoir une chance de survivre. Cela ne fut évidemment pas du goût de tout le monde tant les habitudes millénaires accumulées dans ce domaine étaient fortes, mais le vent de panique qui secouait le monde était tel que la peur eut finalement raison de ces habitudes tenaces chez la plupart des habitants aisés ou riches de la planète. Les premières victimes comptèrent néanmoins parmi ceux dont la cupidité et la ladrerie chroniques étaient si profondément ancrées dans leur être que rien n’aurait pu les sauver. Pour survivre, la règle était des plus simples : il ne fallait plus rien posséder ! En l’espace de quelques jours, les pays du Sud devinrent en toute logique les plus grandes puissances mondiales de ce nouvel ordre, ce qui déplut énormément aux pays hautement industrialisés dont les jours étaient dorénavant comptés. Soucieux de récupérer leur position de puissances écrasantes, les pays du Nord décidèrent d’intensifier l’aide humanitaire dans des proportions inégalées et d’annuler la dette colossale de tous les pays du Sud sans exception. Comme cela risquait fort de ne pas suffire, les pays riches décidèrent d’aller plus loin encore : toutes les entreprises ayant délocalisé dans les pays pauvres annoncèrent une augmentation mirifique des salaires et lancèrent de vastes campagnes d’embauche et d’investissement dans ces pays. Pour couronner le tout, l’ensemble des pays riches se mit à parachuter de façon massive toute la production industrielle disponible – tous domaines confondus – afin d’offrir aux pays pauvres tout le confort matériel dont ils avaient toujours rêvé !

Et ce qui devait arriver arriva : au bout de quelques jours, les habitants des pays pauvres cédèrent ! Comment aurait-il pu en être autrement ? Ils avaient été tellement enfoncés dans la misère et la guerre, tellement humiliés, que leur frustration et leur rage de ne pas avoir eux-mêmes tout ce que les pays riches possédaient depuis longtemps les avaient finalement poussés à accepter tout ce que les puissants leur offraient si subitement et qu’ils avaient toujours tant désiré. Victimes des manœuvres impitoyables des pays industrialisés, confrontés à une industrie, à une technologie et à un mode de consommation dévastateurs, les habitants des pays du Sud payèrent une fois de plus le prix de la barbarie des hommes et furent décimés en l’espace de quelques semaines. Les derniers voués par leur seule souffrance à devenir les premiers étaient en effet définitivement condamnés s’ils s’écartaient du noble chemin spirituel – et non matériel – qui leur était destiné.

Dans toute cette histoire, les pays riches crurent être les vainqueurs puisqu’ils venaient d’exterminer les derniers voués à devenir les premiers au cours de cette nouvelle et insolite donne générale. Dans leur empressement, ceux-ci avaient néanmoins commis une très grave erreur : en faisant disparaître complètement les pays du Sud au lieu de se contenter d’inverser la tendance de façon moins brutale, ils avaient perdu toute possibilité de comparaison sur le plan international, les empêchant de la sorte de redevenir les premiers puisque les derniers n’existaient  plus !

Puisque la sentence n’avait plus lieu de s’appliquer sur le plan international, tout se joua dès lors sur le plan national où les très fortes inégalités sociales présentes au sein des pays les plus riches allaient se retrouver au centre de la bataille. Avec une logique à faire froid dans le dos, les plus grosses fortunes commencèrent par concentrer leurs efforts sur les ghettos de leur pays en s’appuyant sur le même désir et le même sentiment de frustration que les habitants des pays du Sud. Cette technique était si sournoise et si brutale qu’elle était imparable : la majeure partie des ghettos fut décimée ainsi en l’espace de quelques jours. Ce fut un véritable carnage. Mais là encore, les puissants de chaque pays étaient allés trop loin : comme il ne restait plus que des premiers voués à devenir les derniers et donc à disparaître, un énorme conflit interne s’engagea, poussant chacun à tenter par tous les moyens de perdre son ancienne place de premier pour avoir une chance de le redevenir dans cette nouvelle ère inversée !

On vit ainsi de nombreuses banques offrir de colossales sommes d’argent sous forme d’intérêts très créditeurs à tous leurs clients, des assurances payer d’immenses indemnités dès que le moindre incident se produisait chez un client et faire fi des innombrables franchises qui s’appliquaient d’ordinaire dans n’importe quelle situation, tout en réduisant à leur strict minimum toutes les cotisations que ces compagnies rechignaient dorénavant à encaisser. Les organismes de crédit, quant à eux, étaient littéralement harcelés par tous leurs clients qui exigeaient le droit de rembourser d’une seule traite l’ensemble de leurs crédits astronomiques avec un taux d’intérêt aussi élevé que possible.

Dans les entreprises, d’immenses mouvements de grève se propagèrent à cause des augmentations substantielles de salaire qu’offraient les directions à leurs salariés. Le pire émanait des plus grandes compagnies où les patrons et les grands actionnaires venaient en personne offrir à tous les salariés de leur groupe des parachutes dorés sous forme de Stock Options et d’indemnités de départ monstrueuses en cas de faillite prochaine du groupe au complet ! La situation devenait difficilement supportable.

Désormais, chaque État insistait auprès des autres pour conserver sa dette colossale tout en cherchant encore à l’augmenter par n’importe quel moyen, la fonction publique mettait un point d’honneur à travailler sans être payée, tous les bénéficiaires de la sécurité sociale refusaient catégoriquement d’être remboursés et les chômeurs accompagnés des familles nombreuses venaient rapporter sans tarder l’intégralité de leurs allocations – que chaque État avait bien évidemment tenté d’augmenter en douce. Même les immigrés clandestins cherchaient par tous les moyens à fuir ces pays qui leur proposaient subitement des papiers en règle s’ils acceptaient des postes hautement rémunérés ! La situation était à ce point désespérée dans ce domaine que de nombreux États signèrent un accord avec toutes leurs forces de police dans lequel ils s’engageaient à les employer gratuitement si celles-ci parvenaient à maintenir de force le plus grand nombre d’immigrés clandestins sur leur territoire en leur faisant accepter les formidables emplois qui leur étaient initialement offerts.

Tous les domaines de la vie étaient concernés par ces bouleversements sans nom, ce qui autorisait les comportements les plus violents et les plus ignobles dans bien des cas. On vit des retraités fortunés menacer des étudiants fauchés avec des armes automatiques pour les obliger à accepter d’énormes chèques parfaitement valables et à les porter de suite à leur banque, des parents faire hériter leurs enfants en bas âge, encore trop jeunes pour comprendre, pour se débarrasser de leurs économies. On vit des locataires pourchasser des propriétaires pour les obliger à accepter des cautions de douze mois et plusieurs loyers faramineux d’avance. La barbarie n’avait plus aucune limite ! Les agressions dans les rues se multiplièrent pour tenter d’enrichir les agressés le plus possible, les SDF – qui ne demandaient plus rien – se voyaient offrir de somptueux logements quand on ne les obligeait pas à accepter la charité de force et les voleurs se faisaient accueillir à coups de fusil par les propriétaires dès qu’ils essayaient de leur rapporter le butin provenant de leurs anciens délits.

La situation dégénéra si vite que d’effroyables guerres civiles dévastèrent les pays qui jusqu’ici avaient survécu à ce processus d’inversion totale des règles de la société. Comme la guerre civile représentait un formidable moteur de décroissance (la décroissance consistant à détruire de la richesse), la règle de cette nouvelle ère était parfaitement respectée. Les premiers étaient bel et bien devenus les derniers !

Au bout de quelques mois de massacres indicibles, lorsqu’il n’y eut plus que quelques survivants à la surface de la planète, un homme au regard et à l’allure mystiques, qui se disait âgé de trente-trois ans, vint à la rencontre des survivants et s’adressa à eux en ces termes :

« Vous qui avez souffert, ne souffrez plus. Je vous avais annoncé que les premiers seraient les derniers et ceci a bien eu lieu. Aujourd’hui, je vous apporte la lumière d’un paradis éternel où vous – qui avez prouvé votre valeur puisque vous avez survécu – serez les fidèles parmi mes fidèles. Pour assurer votre place éternelle à mes côtés, vous devrez me servir sans condition et m’offrir vos plus belles filles pour que je puisse les honorer de ma semence divine et produire l’élite du futur, nous qui allons ensemble repeupler la Terre pour ma plus grande gloire et pour votre salut éternel ! »

Bref, à l’issue d’une longue période de vide spirituel, un nouveau monothéisme sectaire était né.

 

 

© 2008 L'Œil

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