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4 avril 2020

Le diable en faillite

– Bonjour mademoiselle, le greffe du tribunal de commerce, c’est bien ici ?

– Oui, tout à fait. Que puis-je pour vous ?

– Je voudrais obtenir un Kbis de cessation d’activité, s’il vous plaît.

– Oui. S’agit-il d’une société ou d’une entreprise individuelle ?

– Il s’agit d’une entreprise individuelle.

– D’accord. Votre nom, je vous prie.

– Satan.

–Voyons voir… Monsieur Satan… P, Q, R, S… Vous exercez depuis longtemps, Monsieur Satan ?

– Depuis toujours. Vous devriez trouver mon dossier très facilement : il s’agit du numéro 1.

– Ah, le voilà, en effet ! Bigre ! Votre dossier est important ! Les affaires vont donc si mal que ça pour arrêter les choses aussi brutalement ?

– Ah, ne m’en parlez pas. Je suis écœuré ! Les hommes ont réussi à me surpasser, moi, Satan, dans ma propre activité ! Comment supporter une chose pareille ? Pendant des millénaires, j’ai dominé le monde, engendré la peur dans le cœur des hommes et fait chuter leurs civilisations successives grâce à un unique   enseignement : l’abus ! Et voilà que maintenant, ils fondent eux-mêmes des multinationales et des gouvernements qui ne reposent plus que sur ce seul principe et inventent même la mondialisation pour parachever le tout ! Et mes droits d’auteur dans tout cela ? Pas un ne m’a dit merci pour mes conseils, pas un seul ! Moi qui les ai observés, conseillés, éduqués, génération après génération, moi qui leur ai tout donné, ils me condamnent maintenant à la pire des insultes, à la pire des  humiliations : la faillite dans l’indifférence la plus totale ! Même Dieu ne les a pas choyés comme moi je l’ai fait ! Lui, au moins, n’était pas dupe : quand il a découvert qu’il était nul en pâte à modeler, il s’est barré d’ici et s’est contenté de faire de la peinture abstraite à l’autre bout de l’univers… Mais moi, je suis resté, car j’avais foi en l’Homme, en ses sombres possibilités ! Je représente la première famille monoparentale de l’humanité ! Et l’on m’a déjà oublié… Même mes avocats sont partis bosser pour ces consortiums sans visage, sans âme… Il n’y a que les âmes qui m’intéressent… Aujourd’hui, les hommes ne donnent plus leur âme pour obtenir ce qu’ils désirent, ils la détruisent pour de l’argent ! Quel gaspillage ! Mais que diable a-t-il bien pu leur arriver ? Sont-ils enfin devenus adultes ? Peut-être bien que je suis trop vieux… Leur potentiel de destruction est arrivé à maturité et ils le développent à merveille sans l’aide de personne… À ce rythme-là, il va falloir que j’aille consulter un psy !

– Allons, allons, Monsieur Satan ! Tout n’est peut-être pas perdu… Puisque Dieu n’est plus là, vous pourriez reprendre sa place et assurer ses fonctions – du moins celles que les hommes lui prêtent – de façon flagrante. Vous pourriez leur jeter à nouveau en pâture la foi en un monde meilleur après la mort, leur enseigner une nouvelle fois la morale et la crainte de votre juste colère… Et lorsque tout ceci serait en place, il ne vous resterait plus qu’à tout balayer d’une traite en redevenant vous-même, en leur révélant toute la supercherie, en les accablant de ce suprême faux espoir enfin dévoilé en guise de vengeance pour toute l’ingratitude dont ils ont fait preuve à votre égard depuis tant de temps !

– Vous vous ennuyez à votre travail ?

– Énormément !

– Vous êtes absolument diabolique ! C’est incroyable !

– Vous vous lamentez sur les hommes, Monsieur Satan, et vous avez bien raison ! La solution vient toujours des femmes…

– À qui le dites-vous ! Ce sont les femmes qui, bien souvent dans l’ombre, ont autant été la cause de mes pires ennuis qu’à l’origine de mes meilleurs pactes. Il m’est même arrivé de me faire prendre à mon propre jeu, vous savez… toujours par des femmes… Pour ces quelques perles trop rares, je garderai toujours la plus grande estime… Oui, Satan sait être beau joueur lorsqu’il se fait plumer par une belle !

– Moi, vous savez, je ne suis pas gourmande : je me contenterai de votre signature sur ce petit contrat scellant notre association avec un partage équitable des bénéfices…

– Bigre ! Vous êtes dure en affaires ! Vous n’avez donc aucune pitié pour le pauvre diable que je suis ?

– Vous n’ignorez pas, Monsieur Satan, qu’une femme est imprévisible et, de fait, impitoyable. Les hommes sont quant à eux tellement transparents qu’ils ne présentent plus aucun intérêt… S’ils nous ont oppressées dans le passé et si certains cherchent encore à le faire de nos jours, c’est parce qu’ils nous craignent ! Ils nous craignent parce qu’ils ne nous comprennent pas ! Ils ont réglé par la force et la pression collective ce qu’ils ne pouvaient appréhender par l’esprit… Mais je suis certaine que notre petite association va changer cela ! Vous ne tireriez plus le diable par la queue si, par exemple, nous inversions la tendance…

– Détruire l’équilibre que certains tentent de bâtir… Vos idées méritent que je prenne tout particulièrement soin de votre âme !

– Et pas de mon corps ?

– N’essayez pas de me tenter, ma belle. J’ai tout de même plus d’expérience que vous dans ce domaine !

– Que voulez-vous, j’ai toujours rêvé d’avoir le diable au corps…

– J’ai le sentiment que vos vœux finiront toujours par être exaucés… Dites-moi, jolie diablesse, par quoi allons-nous commencer ?

– Lançons tout d’abord une ou deux croisades pour bien secouer le monde, c’est la mode en ce moment ! Ensuite, le chaos aidant, nous pourrons commencer l’imposture… Diable et Dieu ne faisant plus qu’un !

– Tout ceci me plaît ! J’ai toujours aimé feindre…

– Je pense que pour sauver l’humanité de sa destruction aveugle, il faut se saisir à nouveau de ses intentions, c’est à dire de son destin.

– Et quoi de plus délectable que de purifier de temps en temps de telles intentions afin de les corrompre à nouveau par la suite, toujours de façon constructive, de sorte que l’ensemble s’entretienne éternellement sans jamais sombrer dans le néant ! Une civilisation ne peut survivre sans de bonnes perversions savamment distillées par un maître en la matière…

– Il ne nous reste plus qu’un point à régler, cher ami. Quelle forme juridique allons-nous donner à notre association ?

– Nous en ferons une S.A.R.L. La Société Anonyme, bien que difficile à supporter pour mon ego, nous offrira l’efficacité de la discrétion. Pour une imposture, c’est essentiel ! La Responsabilité Limitée, ce sera la cerise sur le gâteau, le coup de grâce, l’ultime hypocrisie, puisque notre responsabilité sera totale ! Venez, très chère, venez avec moi; je vous emmène, car c’est à vous que je dois cette nouvelle jeunesse !

 

 

 

© 2008 L'Œil

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