Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L’ŒIL
L’ŒIL
Publicité
L’ŒIL
Archives
Newsletter
1 avril 2020

Conjecture zoologique

Conjecture zoologique

 

Depuis que les animaux avaient fait preuve de plus d’humanité que les hommes eux-mêmes, bien des choses sur Terre avaient changé. Le règne des hommes s’était achevé de manière lamentable et les animaux avaient naturellement pris la relève. Pratiquement éteinte, l’espèce humaine ne subsistait qu’à travers les quelques spécimens que les rares zoos de la planète se partageaient. Les hommes, ces étranges créatures, faisaient l’objet de toutes les attentions, de toutes les études, et attiraient en permanence une foule d’animaux curieux. Uniques pensionnaires de ces centres entièrement dédiés à leur préservation dans un contexte pédagogique, les hommes fascinaient les animaux au plus haut point, car cette espèce demeurait pour eux un grand mystère.

De tous les zoos de la planète, celui de Sirap, capitale de l’Ecnarf, était le plus grand et le plus populaire. Ses équipes avaient sillonné le monde à la recherche des derniers représentants de cette espèce et avaient réussi à force de patience et de persévérance à rassembler une population de vingt-trois individus qui semblaient s’être rapidement acclimatés à la captivité. Aucun zoo ne possédait autant de spécimens que celui de Sirap. Mais la réputation de ce dernier était due à une succession d’événements dont les images avaient fait le tour du monde : en l’espace de quatre mois, trois femelles avaient réussi à donner naissance à trois bébés humains en parfaite santé. C’était une grande première. Jamais les animaux n’avaient pu observer la moindre naissance humaine jusque-là, ce qui avait considérablement limité leurs connaissances dans ce domaine. Ces événements avaient donc ouvert de nouvelles perspectives de recherche et avaient attiré des animaux du monde entier en très grand nombre. Parmi les visiteurs, on trouvait souvent des classes en voyage scolaire ou en déplacement pédagogique, car les jeunes animaux étaient très sensibles à l’harmonie du monde dans lequel ils vivaient et se passionnaient pour ces créatures énigmatiques devenues le symbole des aléas de l’évolution et de ses erreurs singulières.

Massée tout près des grilles infranchissables qui délimitaient le large espace semi-naturel dans lequel les derniers hommes étaient confinés, une de ces classes observait attentivement les comportements incompréhensibles et souvent drôles de ces individus. Un chercheur du centre les accompagnait pour leur fournir des explications.

— Surtout, ne leur donnez rien à manger, dit le guide, un élan à l’enthousiasme communicatif dont les bois immenses permettaient à tous les élèves de ne pas le perdre de vue dans la foule.

— Pourquoi ? demanda innocemment un agneau dont le regard révélait une curiosité bien plus grande que lui.

— Parce que cela bouleverse leur régime alimentaire au point de mettre leur santé en danger. Nous avons constaté que les humains ne refusaient jamais la nourriture qui pouvait leur être jetée à travers les grilles et qu’ils ne savaient pas s’imposer un régime équilibré à des horaires réguliers. Du coup, ceux-ci passent leur temps à grignoter n’importe quoi à n’importe quelle heure de la journée, ce qui est extrêmement mauvais pour leur santé. Certains spécimens sont même devenus obèses et nous posent de gros problèmes sur le plan vétérinaire. De plus, cette pratique a un effet pervers sur l’ensemble du groupe, car elle pousse les humains à dénigrer leurs repas normaux, sains mais fades, au profit de ces aliments trop salés ou trop sucrés pour leur santé mais dont ils raffolent. Sachez aussi que jouer avec eux en utilisant de la nourriture peut être très dangereux, car il s’agit d’une espèce excessivement impatiente, lunatique, susceptible, imprévisible, qui montre très vite une grande agressivité envers autrui pour tenter de prendre le dessus dès que la chose est possible. Cette remarque est d’ailleurs valable à l’intérieur de cette espèce, entre ses individus, comme à l’extérieur, vis-à-vis d’une autre espèce, quelle qu’elle soit. Certains visiteurs qui avaient attiré quelques individus trop près des grilles ont amèrement regretté leur audace. Un humain peut tout à fait vous agripper à travers les grilles et vous attaquer sauvagement. Donc, ne les nourrissez pas, ne les provoquez pas et tout ira bien.

À ces mots, les élèves s’éloignèrent de la grille d’un ou deux pas, tout à coup attentifs à la robustesse de l’enceinte que ces créatures rendaient indispensable. Le guide sourit.

— Ne craignez rien, dit-il tranquillement. Si vous suivez mes consignes à la lettre, tout se passera bien.

— Qu’est-ce qu’ils font ceux-là, là-bas ? demanda alors un lionceau.

Celui-ci pointait de sa griffe un mâle et une femelle dont l’attitude attira rapidement l’attention de tout le groupe.

— La femelle se tient à genoux devant le mâle et s’occupe de lui, répondit le chercheur.

— Qu’est-ce qu’elle a dans la bouche ? demanda un ourson.

— Elle tient dans sa bouche l’organe reproducteur du mâle.

— C’est l’organe qui sert à faire des bébés, c’est ça ? demanda un veau.

— Exactement.

— Alors ils font un bébé, là ? demanda le lionceau.

— Non, ce n’est pas comme ça qu’ils peuvent se reproduire.

— Alors ils font quoi, au juste ? reprit le lionceau, très intrigué.

— En fait, répondit le guide, nous ne savons pas vraiment. Beaucoup ont supposé au départ qu’il s’agissait d’une forme de toilette commune : la femelle nettoie certaines zones peu accessibles du mâle et le mâle en fait autant sur la femelle. Le problème avec cette hypothèse est que le phénomène n’est pas toujours réciproque et que cela ne concerne que certaines zones sensibles.

— C’est pas logique ! s’écria l’ourson.

— Eh non ! ce n’est pas logique, reprit le guide, amusé. D’autant qu’ils pourraient très bien se laver avec leurs mains sans l’aide de personne. Du coup, certains spécialistes ont avancé l’hypothèse que cette pratique était surtout destinée à satisfaire le côté dominant du mâle afin d’obtenir sa faveur ou sa protection.

— Et c’est quoi le liquide blanc que le mâle laisse sur le visage de la femelle ? demanda le veau.

— Eh bien ça, c’est la faveur dont je vous parlais tout à l’heure, répondit le guide sur un ton plutôt ironique.

— Et ils font tous ça ? reprit le lionceau.

— C’est un comportement très répandu, mais il existe des variantes, car on trouve aussi des femelles dominantes.

— Vraiment ?

— Oui, c’est une espèce pleine de surprises. Tenez. Regardez le couple là-bas, sur votre droite. Vous voyez ?

— Qu’est-ce qu’ils font ? demandèrent plusieurs élèves en même temps.

— La femelle écrase sauvagement les testicules du mâle avec ses pieds.

— Pourquoi elle fait ça ? dit le lionceau.

— Ça ne sert à rien ! ajouta l’ourson.

— En effet, ça ne sert à rien d’un point de vue purement physiologique. On suppose que c’est une sorte de jeu destiné à divertir la femelle et peut-être aussi un rituel censé entretenir le sentiment de puissance qu’elle pense avoir sur les autres.

— Mais le mâle a l’air de souffrir terriblement ! s’écria un jeune faon.

— Oui, c’est bien pour cela que je vous parlais d’un divertissement. Il semble que cette espèce se divertisse énormément de la souffrance de ses propres congénères.

— Ils sont vraiment bizarres ! s’écria le faon.

— Oui, c’est une espèce très particulière.

— Et pourquoi ils cherchent à dominer les autres comme ça ? Ils le font tout le temps ? lança le lionceau.

— D’après nos observations, c’est une de leurs préoccupations principales. Quant à savoir pourquoi, il ne faut pas oublier qu’il y a bien longtemps sur cette planète, un très grand nombre d’espèces, surtout celles organisées en groupes, présentaient un comportement similaire. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et on a tendance à oublier cette réalité, mais l’homme est encore là pour nous rappeler cet étrange passé. À ce jour, c’est la seule espèce sur Terre qui présente encore ce comportement préhistorique. D’où l’importance de préserver cette espèce pour comprendre les rouages complexes et fascinants de l’évolution.

— Et pourquoi ils se battent là-bas ? demanda subitement un poulain qui venait de repérer deux petits groupes bien déterminés à employer tous les moyens pour s’imposer.

— Très bonne question ! dit le guide. Les raisons pour lesquelles les individus de cette espèce se battent sont extrêmement nombreuses et bien souvent ridicules. Les hommes semblent avoir besoin d’exprimer constamment leur violence d’une manière ou d’une autre. Ici, une des raisons possibles de cet affrontement est peut-être liée à ce désir de domination dont nous parlions juste avant. En effet, vous avez certainement remarqué que les deux groupes qui s’affrontent n’ont pas la même couleur de peau. On peut donc supposer que l’un cherche à prendre le dessus sur l’autre pour ensuite l’utiliser comme il le souhaite.

— Mais pourquoi ils font ça ? Ils ne peuvent pas s’entendre et s’entraider ? lança l’ourson.

— Non, parce qu’il n’y aurait aucun rapport de domination dans ce cas-là. Et puis, chercher à dominer sans comprendre, c’est toujours plus simple que de faire l’effort de s’ouvrir aux autres. Ce qui renforce cette attitude, c’est la peur qui semble les ronger en permanence. Derrière cette agressivité se cache une peur de tout. Et si ces créatures semblent aussi sensibles aux apparences, c’est qu’elles ont même peur de ce qui se distingue d’elles de façon trop flagrante. Ainsi, le groupe blanc aura par exemple peur du groupe noir et inversement. Or leur réaction classique face à la peur consiste à l’étouffer en cherchant à écraser l’autre. C’est la raison pour laquelle ce genre de combats est très fréquent.

— Mais ils vont aller jusqu’où comme ça ? s’écria le poulain.

— Ils peuvent tout à fait s’entretuer si personne ne les arrête, car ce qui est étrange chez eux, c’est qu’ils ne se soucient absolument pas de la préservation de leur population. Heureusement, ils sont sous surveillance ici : les gardiens crocodiles ne laisseront pas la situation dégénérer. Tenez, les voilà qui entrent dans l’enclos pour intervenir.

— Il était temps ! dit le lionceau.

— Et là-bas, ils font quoi ? demanda un louveteau tout étonné de voir un couple en pleine activité sexuelle.

— Ils font un bébé, s’écria un éléphanteau, très sûr de lui.

— Eh bien non, pas exactement, répondit le guide. Car si vous regardez bien, le mâle s’active visiblement dans un autre orifice que celui destiné à faire des bébés.

— Décidément, c’est une manie ! lâcha l’ourson, de plus en plus perplexe.

La classe entière s’intéressait désormais à ce couple en rut avec une attention toute particulière. Elle longea l’enceinte sur quelques mètres pour s’approcher autant que possible de la scène. Les jeunes animaux étaient à la fois surpris et amusés par l’attitude du mâle qui besognait allègrement la femelle là où cela ne servait à rien. Tout en lui tirant violemment les cheveux pour accentuer ses assauts répétés, le mâle semblait s’adresser à la femelle en lui aboyant des phrases étranges qui, bien qu’incompréhensibles, présentaient une musicalité qui ne laissait personne indifférent : « Tu la sens ma grosse bite, salope ? Tu la sens, hein ? Tu sens comme je te défonce ton sale cul de chienne ? »

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda l’éléphanteau.

— Ça, nous l’ignorons, dit humblement le chercheur. Le fait est que les hommes possèdent de nombreux dialectes d’un groupe à un autre faisant qu’ils ne peuvent souvent pas se comprendre entre eux, ce qui contribue d’ailleurs à accroître ce sentiment de peur dont je parlais tout à l’heure. Du coup, il est très difficile pour nous de traduire ce qu’ils peuvent se dire. Nos meilleurs spécialistes pensent que cette activité sexuelle spéciale serait une phase préliminaire à une vie de couple visant à fonder une famille, un moyen de créer un lien fort entre le mâle et la femelle, et nous pensons que le mâle est actuellement en train de dire à la femelle des mots rassurants, destinés à la séduire, pour lui prouver son attachement autant que son sens des responsabilités en tant que futur père. C’est en tout cas l’hypothèse la plus probable…

— C’est bizarre pourtant, dit le veau, car la femelle a pas l’air d’aimer ça !

— Il ne faut pas se fier aux apparences, vous savez. Les hommes passent leur temps à faire des grimaces et aboyer dans tous les cas de figure. Nous ne pouvons donc pas baser notre interprétation de leurs comportements sur des éléments aussi courants. De plus, si ces éléments recèlent des variantes particulières d’une situation à une autre, nous ne savons pas encore les déceler et encore moins les déchiffrer. Il nous reste encore beaucoup à apprendre sur cette espèce !

— Donc, après ça, ils feront des bébés ? demanda le faon.

— C’est possible, mais ce n’est pas certain. Ces créatures sont très capricieuses en matière de partenaires et particulièrement volages. Personne ne peut donc dire à l’avance ce que ce couple fera par la suite.

— Ça ne pose pas de problèmes pour élever leurs bébés ? demanda le louveteau.

— Apparemment, cela ne semble pas être leur priorité. Nous avons actuellement l’impression qu’ils aiment surtout en faire, mais beaucoup moins s’en occuper. Et s’ils s’en occupent, cela semble être surtout destiné à leur procurer un plaisir avant tout personnel et à transmettre leur peur et leur violence plus qu’à enseigner à leur progéniture l’art de vivre harmonieusement dans son milieu.

— J’ai du mal à comprendre cette espèce ! dit un crocodile à lunettes.

La classe poursuivit son tour de l’enclos avec la même infatigable curiosité. Lorsqu’elle fut proche des niches où s’abritaient les hommes pour dormir la nuit ou se protéger des intempéries, un jeune hippopotame manifesta sa surprise quant à la structure de ces constructions :

— C’est la première fois que je vois des niches entièrement transparentes. Ça sert à quoi ?

— Disons qu’au départ, nous les avions créées pour pouvoir surveiller constamment les hommes partout où ils se trouvaient, car nous ne savions pas encore comment ils réagiraient à la captivité. Nous voulions donc nous prémunir contre tout comportement hors de notre champ de vision, impossible à prévoir ou à contrer. Et puis nous avons vu que les hommes adoraient la captivité et qu’ils faisaient tout au quotidien pour essayer de limiter la liberté des autres – et la leur par la même occasion – dans le cadre même de cette captivité dont ils ne se soucient même plus à l’heure actuelle. Du coup, quand nous avons voulu leur donner des niches opaques pour leur offrir un peu plus d’intimité après avoir constaté qu’ils s’étaient bien adaptés à ce nouveau milieu, ils ont très mal réagi.

— Pourquoi ? s’écria le poulain.

— Parce que cela s’apparentait à une liberté inacceptable qui leur empêchait de se surveiller eux-mêmes avec la même efficacité. Et puis je les soupçonne de prendre beaucoup de plaisir à s’exhiber en permanence. Je crois qu’ils sont instinctivement convaincus d’être des spécimens exceptionnels au point de vouloir faire étalage de leur personne dès qu’ils le peuvent. Voyez d’ailleurs comme ils se montrent devant nous : ils ne sont pas du tout farouches.

— Tant mieux pour nous ! dit le lionceau.

— Et vous pensez les réintroduire un jour dans leur milieu naturel ? demanda le louveteau.

— Ah, voilà une excellente question ! dit le guide. C’est la question qui divise les spécialistes à l’heure actuelle et qui fait plus que jamais débat : doit-on permettre à cette espèce de se développer à nouveau en toute liberté ? Tout d’abord, si cela doit se faire, ce sera dans longtemps, car il faudra reconstituer une population suffisante pour qu’elle soit assurée de survivre une fois livrée à elle-même en pleine nature. Et si de tels zoos existent aujourd’hui, c’est bien parce qu’elle en est incapable depuis la Grande Catastrophe. Sans ces centres, l’espèce aurait totalement disparu. Mais le problème doit être étudié dès maintenant afin de prendre en temps voulu la meilleure décision pour tout le monde. N’oublions pas qu’il s’agit à l’origine d’une espèce parasite qui, autrefois, ne participait à la régulation d’aucun écosystème en particulier, mais les détruisait avec une effrayante rapidité. Son mode de fonctionnement était toujours le même : coloniser un territoire, en exploiter toutes les ressources jusqu’à leur épuisement total, s’approprier par la guerre les ressources des communautés voisines pour continuer à survivre et enfin changer de territoire une fois toutes les ressources de la région épuisées pour recommencer de la même manière ailleurs. Et lorsque toute le planète fut infestée par cette espèce invasive, toutes ses ressources furent exploitées simultanément, transportées d’un lieu à un autre selon les besoins, pillées si nécessaire pour faciliter les choses, et tout ceci sans se soucier de la caste laborieuse qui s’éreintait pour le bien-être des chefs de chaque essaim ou de la capacité de la planète à supporter une telle pression environnementale. Du coup, cette espèce s’est anéantie elle-même. Si nous réintroduisons l’homme dans un milieu naturel, ne risque-t-il pas de recommencer à se comporter comme il l’a fait autrefois ? Devons-nous prendre ce risque ? Pouvons-nous nous permettre, nous, les garants de l’harmonie retrouvée – in extremis – de cette planète, de prendre un tel risque ? Mais avons-nous le droit de garder éternellement cette espèce en captivité qui, comme les autres, appartenait à la biodiversité de cette planète ? Ce sont là les questions que nous devons nous poser et auxquelles il nous faudra répondre clairement pour faire un choix. À l’heure actuelle, nos connaissances sont trop limitées pour prendre une décision valable et cette espèce est trop limitée en nombre pour que nous envisagions de la relâcher dans la nature. Mais un jour viendra où il faudra prendre une décision si nous parvenons à rétablir une population suffisante au cours des prochaines années. La question reste entière…

 

Copyright © 2015 L'Œil

Publicité
Publicité
Publicité