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23 février 2019

Soldes

Soldes

 

Les portes viennent juste de s'ouvrir. La foule immense et compacte massée à l'entrée se tient prête, silencieuse. Le cordon qui la sépare du reste de la grande surface n'a pas bougé. Soudain, dans la fébrilité générale, un homme s'élance et le casse, suivi de quelques autres dans la foulée. Un coup de sifflet strict retentit, tout le monde s'arrête puis repart en arrière pour reprendre place à l'entrée. Faux départ... L'exaspération est générale : « Chaque année, c'est la même chose ! » lance quelqu'un dans la foule. Une fois le groupe reconstitué de façon soigneusement chaotique derrière la ligne de départ, un employé lève le bras en l'air, un pistolet à la main, et tire un coup de feu qui annonce l'ouverture du magasin. D'un coup, la foule s'élance et se disperse dans toutes les directions : la course a commencé ! L'employé troque son revolver contre un haut-parleur et se met d'office en devoir de commenter le déroulement de la course :
– Et c'est l'homme au pull jaune qui mène pour l'instant, suivi de près par la dame au sac rouge... Le duel est haletant, qui parviendra le premier au rayon des... des... des sacs poubelle ? Ah, non ! ils ne s'arrêtent pas, ce sont les écrans plats qu'ils visent... Il est vrai qu'il s'agit ce soir de la finale de Scar Academy, l'émission qui vous marque à vie ! Ah, mais que vois-je ? Oui, la dame devait avoir une brique dans son sac rouge car elle vient de mettre à terre l'homme au pull jaune en l'attaquant à la tête par derrière... La voici qui prend la tête du classement... Il est vrai que, lors des soldes, tous les coups sont permis ! Mais voici que plusieurs jeunes se jettent sur la dame et cherchent à la culbuter... Nous allons essayer de nous rapprocher pour recueillir leurs réactions... Ah, mais je vois que...
Un homme arrache alors le haut-parleur des mains de l'employé et s'enfuit avec.
– Eh ! Mon haut-parleur ! lance l'employé.
– Il est en solde ! lui crie l'homme au loin.
– Ben si on peut plus travailler maintenant... Bon, ben... Y'a plus qu'à rentrer chez moi alors !
L'employé s'apprête à sortir par la porte réservée au personnel, mais toute une foule attend à cet endroit-là aussi à l'extérieur. La grande surface est en fait cernée. Dès qu'il ouvre la porte, c'est le drame : un raz de marée humain et hystérique l'emporte et l'écrase comme une mouche. Il n'aura eu que le temps de prononcer une dernière et mystérieuse parole inachevée, « MAMA... », que la police tentera par la suite de déchiffrer dans l'espoir d'établir un portrait robot de l'agresseur. Il recevra du Président une médaille à titre posthume pour avoir si bien servi la patrie, la famille et le travail, ainsi que pour avoir été si glorieusement tué au champ d'honneur.
Ceci dit, les soldes vont toujours bon train dans la grande surface. Dans les allées principales, déjà bien pillées, une femme court dans tous les sens en hurlant de sa petite voix : « Ce sont les soldes ! Ce sont les soldes ! Ce sont les soldes ! », sans pourtant rien prendre nulle part.
Dans un coin stratégiquement choisi, proche des caisses, non encore pris d'assaut par l'ennemi, un couple organise des rafles systématiques, rayon par rayon : la femme, munie d'une liste extrêmement précise des objets essentiels souhaités, s'occupe d'aller chercher en hâte tout ce qui lui tombe sous la main. Elle empile le tout en tas dans ce Q.G. devenu bunker grâce à la surveillance constante du mari qui s'est auparavant muni d'une pioche au rayon jardinage pour défendre âprement leur butin.
Au rayon informatique, un homme s'empare du dernier PC disponible qu'une jeune femme à l'écart convoite aussi. Soudain, elle s'écrie :
– Regardez, droit devant, l'homme au PC ! Lui aussi est en solde !
Et toutes les quinquagénaires dans les parages de se jeter sur lui pour se l'approprier. La jeune femme s'empare alors du PC, mais l'homme, piégé, a encore le temps de se venger :
– Regardez, là ! La fille au PC ! La lingerie qu'elle porte est aussi en solde !
Et tous les hommes de l'allée de se jeter sur elle et de la mettre à nu avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir. Les hommes commencent à se battre pour elle, ce qui lui permet de fuir. Elle passe par le rayon bricolage/auto/moto; un homme l'aperçoit et ameute la troupe :
– Là ! Ils ont soldé une star du X pour mieux vendre leurs fusibles !
La fille pousse un cri aigu.
– Elle confirme ! dit un autre.
Une nuée d'hommes se dirige sans attendre vers le rayon, emportant tout sur son passage, libérant ainsi d'autres allées du magasin pour de nouveaux flâneurs enragés.
Au rayon légumes, les femmes s'affrontent à coups de poireaux dans la figure.
Au rayon produits de beauté, des hommes se battent à la crème à épiler dans le but de dévaliser le stock de mascara.
Au rayon literie, deux groupes de femmes se disputent un drap blanc de grande valeur (made in China) à travers un concours de force basque avec ledit drap.
Au rayon Hi-Fi, des jeunes, fort désappointés d'apprendre que le stock concernant la toute nouvelle console PlayBox 129 – avec lobotomie intégrée – est déjà épuisé, se regroupent en bande et s'apprêtent à incendier une vingtaine de voitures sur le parking du centre commercial (réaction banale au XXIe siècle).
À la caisse centrale, un homme pressé s'adresse à une employée :
– Vite, vite, vite ! Faites-moi la monnaie sur 100 €. J'ai de bonnes affaires imprévues en prévision !
– Voici, monsieur...
– Mais vous ne m'avez rendu que 20 € !
– C'est que même la monnaie est en solde ici, monsieur... Au suivant !
Au rayon électroménager, un couple moderne, passionné de télévision et en quête d'un frigo adéquat, parvient à se débarrasser d'un trente-cinquième importun intéressé par le modèle américain que le couple couve depuis le début en le piégeant avec les précédents dans la partie congélateur de l'appareil.
Au rayon préservatifs, tout a déjà été dévalisé sans qu'on se l'explique. Les étiquettes « soldes » étant encore en place, des hommes s'empressent de démonter les présentoirs et les étagères vides afin de les acheter.
Au rayon conserves, les étiquettes « soldes » ne parlant que de nourriture, les gens se ruent sur les ouvre-boîtes pour récupérer les différents contenus dans des sacs plastiques et abandonnent les boîtes vides sur place. Les retardataires les récupèrent et organisent un jeu de quilles dans l'allée.
Au centre du magasin, un curé, outré par une telle anarchie, tente de remettre ses fidèles dans le droit chemin :
– Souvenez-vous, mes frères... Les premiers seront les derniers ! Adjutorium nostrum in nomine domini.
– Ben voyons ! entend-on non loin de là.
Subitement, un homme surgit de côté et s'empare de la caisse que gardait le curé à ses pieds :
– Eh ! Mon stock de préservatifs et de lubrifiants pour le catéchisme ! Hum, hum... Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto, Sicut erat in principio et nunc et semper, et in saecula saeculorum. Amen.
Au rayon boucherie, deux grands-mères se disputent à grands coups d'escalopes de dinde le vigoureux boucher dont le tablier blanc proclame : « Le boucher, votre conseiller bon marché ! »
À deux pas, les viandes rouges, bien que soldées à - 95 % et placées juste à côté de la charte qualité-fraîcheur du groupe, semblent étrangement ne plaire à personne...
Un groupe d'hommes et de femmes fait son apparition : chacun d'entre eux ne porte pas un seul ornement (à l'origine vestimentaire) valant moins de 350 €. Tous se ruent sur le rayon, se bousculent, se haranguent, empoignent à pleines mains toutes les viandes à leur portée et les fourrent sans élégance dans d'innombrables sacs plastiques pris à l'entrée de la grande surface.
– Rappelez-vous ! Il s'agit de fuir avec sans payer ! crie l'un d'entre eux.
C'est, paraît-il, la nouvelle mode chez les plus fortunés : jouer les délinquants en se mêlant aux masses en période de soldes.
– Comme c'est excitant ! s'écrie l'une en s'inclinant comme d'habitude légèrement en arrière tout en lançant à sa voisine un sourire convenu « plus blanc que blanc ».
– Vous ne devriez pas sourire trop fort, très chère... lui répond-elle. Juste après une recomposition faciale lourde, vous risquez de garder les plis au niveau des joues une fois le sourire effacé !
– Vraiment ? Oh, mon Dieu, c'est épouvantable ! Ni Jeremy – mon coach – ni le professeur Waltenberg – mon chirurgien, le plus éminent d'Europe – ne m'avaient prévenue ! Ça va, là ?
– Oui... Mais vous savez, moi, j'ai eu le problème lors de ma quatrième, non... cinquième... à moins que ce ne fût pour la troisième... enfin, à coup sûr, il y a moins d'un an... j'ai eu ce problème-là, disais-je, et ce fut atroce ! Impossible de sortir pendant trois semaines le temps que la peau s'étire et s'adapte à la nouvelle forme du visage... J'ai cru mourir !
– Oh, je comprends maintenant le surnom de « Bulldog » qui vous fut donné il y a quelque temps par ce cher Marc !
– Mais où avais-je la tête ? Je n'avais pas remarqué ces traces profondes sur votre joue gauche tout à l'heure... C'est encore plus terrible lorsque ça n'est pas symétrique !
Un peu plus loin dans le groupe, un homme s'adresse à un autre :
– On se retrouve dans le « Sept Cinq » pour voir qui s'en sera sorti sans encombre ?
Et l'autre de le dévisager avec suspicion.
– Le « Sept Cinq » ? reprend-il de manière hautaine. Mais d'où débarquez-vous ? Le « Sept Cinq » n'est plus « tendance », voyons... Toute la plèbe s'y rend maintenant, toujours sur nos talons, quoi que l'on fasse...
– Pardonnez, cher ami, je suis resté un an en Chine pour affaires et...
– Oh, je comprends... Les choses changent vite en une année ici... C'est dans le « Deux Trois » que nous nous rendons maintenant. Vous y serez, j'espère... C'est très dépaysant, très convivial et bien achalandé !
– Sans nul doute, mon cher. J'adore les destinations exotiques !
Après avoir dévalisé le rayon, tous se mettent à faire la course jusqu'à la sortie; ils dépassent les vigiles après les avoir copieusement agressés (sans doute pour concurrencer la jeunesse actuelle) et s'enfuient avec leurs sacs plastiques dans leurs voitures avec chauffeur.
Au rayon bricolage/auto/moto, les choses se sont organisées : une tente du rayon jardinage a été plantée entre les batteries et les amortisseurs et une queue exclusivement masculine attend patiemment à l'entrée de la tente. De temps en temps, on peut entendre la jeune femme au PC lancer :
– Au suivant ! Alors... T'as combien sur toi ?
– 150...
– Bon, ça ira, mais c'est bien parce que ce sont les soldes !
À la sortie du magasin, un homme sort avec le directeur de la grande surface sous le bras :
– Génial ! J'ai fait une affaire en or ici !
– Ben, à quoi ça va te servir ? lance un autre en le voyant passer ainsi devant lui.
– Mais à savoir avant tout le monde la date des prochaines soldes, pardi !
La foule est toujours aussi dense dans tous les rayons, les pugilats aussi nombreux. Les derniers arrivés, de dépit, s'attaquent aux sols, aux murs et au toit de la grande surface, eux aussi soldés puisque d'immenses affiches se trouvent, pour l'occasion, collées sur les murs du centre commercial à l'extérieur.
Dans la garderie vitrée qui jouxte le magasin, les enfants de tous les clients partis faire leurs achats observent dans un calme solennel et attentif l'attitude de ces adultes qui, ils le savent, illustre la sagesse même; une sagesse et une maturité qu'ils s'empresseront d'assimiler à leur tour par la suite...
Mais voici déjà le soir : un nouveau coup de sifflet retentit dans le magasin et tous les clients d'exprimer ensemble leur déception en un immense « Ooooooh... » avant de sortir au plus vite afin de respecter l'horaire de fermeture. De la grande surface, il ne reste plus que les quatre piliers métalliques situés à chaque extrémité, les portes (parce qu'elles affichent les heures d'ouverture) et les caisses, pleines à craquer.
– Une excellente première journée, cette année ! conclut une des responsables du magasin... Mais où est le directeur ?

* *
*

L'Homme, qui descend du singe (et remonte vers l'ammonite ? (1)), après des milliers d'années d'évolution, en est arrivé là...
Tout de même, quand on y songe, quelle insulte pour le singe !

 

NDLA

(1) L'ammonite appartient à la classe des céphalopodes qui, certes, ne correspond pas encore à celle de l'Homme. Cependant, au XXIe siècle, les nombreuses manipulations hasardeuses effectuées par la communauté scientifique nous laissent en droit d'espérer que cela sera bientôt le cas.

 

© 2008 L'Œil

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